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Des histoires ? Si j'en connais...

Vous n'imaginez pas le nombre d'histoires que l'Univers recèle. Certaines se passent sur des mondes flottant dans un océan immense. D'autres se passent dans des forêts enchantées. Certaines dans des futurs très lointains. Mais je les ai toutes vues, toutes vécues. Oui, je suis là, moi, traversant les âges pour les découvrir, les mondes et les contrées. J'ai écrit la vie de nombreuses créatures, mais personne ne m'a jamais cru ! C'est pourquoi je ne me montre jamais aux gens...
Les elfes, les gnomes, les kobolds, tous m'incitent à écrire le reste de l'Aventure. Je ne suis qu'un modeste chroniqueur, mais mes plumes magiques me permettent de contrôler le cours des destins. Écoutez donc les histoires que je vous conterais...

 

L'épisode de Kelptos du moment

XVI

 

Sorö. Cette Élue qui n’en était pas une. Curieux destin que celui de cette femme qui tenta d’apporter la paix à l’humanité à l’époque où le chaos devait se déchaîner sur le monde de Jod. On sait qu’elle n’était ni folle ni stupide, mais qu’elle appartenait à un groupes d’anarchistes nommé les Insoumis qui entamèrent une révolte contre l’ordre établi. Sorö n’aurait été qu’une martyre de plus si elle n’avait pas fait certaines rencontres improbables…

 

Melia Osvog’int, Vie de l’Élue, 4 176

Ismar Ar-Azil, calife d’Alduri, dernier de sa dynastie, pianotait nerveusement l’accoudoir de son trône. La guerre en Asladas ne faisait que s’empirer de jour en jour. Quant aux incidents dans l’arrière-pays… C’était devenu bien pire que de simples incidents.

Son pays se faisait littéralement dévorer par ces envahisseurs venus de nulle part. Tous les gouverneurs du sud s’étaient rendus devant ces espèces d’hommes noirs, quelquefois avec un crâne aux proportions dénaturées, qui commandaient à ces hideuses créatures noires. On aurait dit que le monde venait littéralement de rentrer dans une de ces légendes ridicules. Il avait réuni ses conseillers et tous avaient déduit que la situation était exceptionnellement grave : l’armée avançait vite, et si elle était moins nombreuse, elle était nettement plus entraînée que la leur, et ils pourraient, selon des rapports sérieux, ôter la vie des commandants simplement par la pensée. Pour la première fois de sa vie, il ne savait vraiment plus quoi faire.

Pourquoi avait-il fallu que les dieux lui envoient une épreuve pareille ? Il avait fini par décider d’envoyer une lettre aux royaumes du continent d’Albatrya, Saylon, Lhom et Byelm. Ils avaient sûrement dû la prendre pour une plaisanterie…

Si rien ne changeait, d’ici quelques temps, la capitale finirait par se faire assiéger. Ils n’auraient ensuite aucune difficulté à faire main basse sur un pays dévasté comme Asladas… Et après, quoi ? Continueraient-ils leurs conquêtes ? Après tout, pourquoi s’en priver ? Quand enfin pourrait-on découvrir leur talon d’Achille ?

 

*

 

« Bien, fit Alder, bien. Vous progressez. »

Teroen sortit du Kelptos de la souris, épuisé. Les univers personnels des animaux étaient plus petits et moins complexes, mais comme tous les autres, y rentrer quand on n’y était pas habitué nécessitait une grande concentration.

« Rappelez-vous : allez-y avec douceur. Entrer dans le Kelptos d’un autre, c’est pénétrer son intimité. Y entrer par la force peut causer des traumatismes bien pires qu’un viol.

— Et comment fait-on pour briser les Kelptos ? Je veux dire, comment est-ce possible ?

— Eh bien, les Kelptos ont tous ceci en commun, quels qu’ils soient, d’être des représentations abstraites de la réalité déconstruites par le subconscient. Les données que reçoit l’individu tout au long de sa vie y sont stockées, imagées, mais elles ne sont que des illusions ; il s’agit des équivalents synesthésiques de quelque chose de totalement immatériel : les notions. Ces notions, vous pouvez les transmettre aux autres individus, à la manière de la télépathie chez les mentaux. En vous introduisant profondément dans le Kelptos, vous pouvez modifier ces notions en vous imposant à l’esprit de l’autre, voire même les effacer. À présent, imaginez-vous que vous êtes assez puissant pour toutes les effacer, jusqu’à la notion même de respirer… C’est effrayant, non ? »

Teroen frémit.

« Nous pourrions tuer des gens… ou même les déshumaniser.

— Ce n’est pourtant pas aussi simple. Pour transformer un homme en mouton docile, vous devez faire le tri entre ce que vous devez effacer ou non. L’esprit a le temps de réagir et de vous imposer des barrières. En conséquence, on ne peut pas déshumaniser un homme en un clin d’œil et sans que celui-ci ne soit consentant. Mais on peut tout de même torturer en brisant des notions, infliger à l’esprit des douleurs violentes avant qu’il n’ait le temps de réagir. Et quand bien même ce serait possible, il semblerait qu’il existe une… sauvegarde, propre à chaque homme, mais verrouillée, inaccessible. Ce que nous pourrions qualifier d’âme sans aucun souci.

— L’âme,dit Teroen. Grâce à Celui qui Créa, c’est la seule chose qui ne peut pas être détruite.

— Ce serait bien le seul cadeau qu’il nous aie fait, s’il existe.

— Vous… ne croyez pas en lui ?

— Et pourquoi donc ? Regardez la misère autour de vous. Toutes les horreurs que je viens de vous dire. Un dieu tout-puissant pourrait-il permettre cela ? »

Il craqua ses jointures, et se leva de sa chaise.

« Et maintenant, si vous voulez bien… Je crois qu’un dîner nous attend. »

Teroen le suivit jusqu’au réfectoire. Étrange homme que cet Alder… Tantôt résigné, tantôt vif d’esprit et moqueur, capable de dire des monstruosités puis d’enchaîner sur des sujets parfaitement banals. Quel genre de vie avait-il pu mener avant d’arriver ici ? À vrai dire, personne à Kermon Dobhir n’était vraiment normal. Ils étaient tous perdus, partagés par le paradoxe de posséder un pouvoir et de devoir empêcher qu’il agisse à tout prix.

Il écoutait les autres élèves discuter de leurs aptitudes au kelptosianisme d’une oreille distraite, mais il avait appris de cette manière deux ou trois choses sur les Insoumis. Une organisation qui prônait exactement le contraire de celle-ci… Était-ce bon ou mauvais ? Il savait de toute façon qu’Alder n’hésiterait pas à le tuer s’il changeait de camp. L’idée de ne pas avoir d’issue autre que l’obéissance à ses ordres le mettait mal à l’aise. Il ne pourrait pas supporter indéfiniment l’idée d’être enfermé dans un endroit pareil… D’un autre côté, Kermon Dobhir ne pouvait qu’avoir raison. Le peu qu’il connaissait du Kelptos suffisait de le convaincre qu’on ne pouvait pas prendre un tel pouvoir à la légère. D’un autre côté… Si dans un futur lointain cette organisation venait à ne plus exister et que l’on redécouvrait le kelptosianisme quand même, que se passerait-il ? Ne valait-il pas mieux révéler son existence petit à petit à Saylon ?

« Vous ne mangez pas ? lui demanda un camarade à côté de lui.

— Oh, si, j’étais juste… un peu distrait.

— Allez-y tant que c’est chaud. Mais vous avez raison. On ne peut pas être à l’aise dans cet endroit. »

L’échine de Teroen se dressa. L’accent de l’homme avait quelque chose qu’il connaissait trop bien, un accent haïssable venu du sud. Un accent qu’il avait cru reconnaître chez Alder, mais qui lui avait semblé bien trop vague.

« Vous êtes…

— Byelmite. Comme beaucoup d’autres ici, d’ailleurs. Alder lui-même vient de là-bas. (Son visage devint soudain plus intrigué, gêné.) J’ai dit quelque chose qui n’allait pas ?

— Non, non. Pas du tout. »

Il se mit à manger en faisant de son mieux pour éviter de penser à lui. Des byelmites… Il ne manquait plus que ça…

Il constata alors que Tyeben n’était pas loin. L’homme au crochet l’intriguait toujours autant. Il semblait froid, amer, mais une sorte d’aura émanait de lui, quelque chose de mélancolique, d’étrange, d’incompréhensible. Kermon Dobhir était pour lui une fatalité à laquelle il avait fini par se soumettre, un retords de l’humanité comme d’autres qu’il avait finalement acceptées avec l’âge. Contrairement à Alder, la pensée qu’ils soutenaient le monde semblait absente. Il bossait parce que sinon les autres auraient sa peau, point barre.

Teroen essaya de se visualiser l’intérieur de son crâne, sa perception des choses, son intelligence, sa compréhension… Non, il ne pouvait pas entrer dans son Kelptos, il trouverait une barrière à tous les coups.

Mais alors qu’avançait le repas, la tentation allait grandissante. Après tout, il ne faisait que s’entraîner, non ? On lui pardonnerait cette incartade. Tyeben semblait un sujet étrange à étudier, et il brûlait d’envie d’user de son pouvoir…

Non. Si Alder se rendait compte qu’il ne parvenait pas à se maîtriser, les choses iraient très mal pour lui. De toute façon, il se contrôlerait.

Le repas se termina. Teroen sortit, troublé. Il avait essayé de s’extraire l’idée de la tête qu’Alder était un Byelmite en observant Tyeben, mais elle persistait en arrière-pensée. Alder était un Byelmite. Il essaya d’oublier les souvenirs douloureux de la Guerre qui refluaient. Un de ces chiens de byelmites. Et on lui avait caché ça. Il lutta contre la haine qui l’envahissait.

Les relations avaient évolué, depuis l’armistice.  Saylon s’était remis à commercer avec les deux autres pays. Mais Teroen n’avait pas oublié de quoi ils étaient capables. Il n’oublierait jamais.

Un goût âcre lui envahit la gorge. Mais de toute façon, se dit-il en tentant de se calmer, c’était Alder qui avait le dessus, et largement. Et il était le seul à pouvoir lui apprendre le kelptosianisme. Le seul, en dehors des Insoumis…

Que se serait-il passé s’il les avait rencontrés avant eux ? Il traversa la cour et jeta un rapide coup d’œil à la statue d’Askarel. Les rumeurs qui disaient qu’il était de retour s’accentuaient. Et pourtant, ici, au sein de l’organisation qu’il avait lui-même créée, il semblait être resté ce personnage disparu, oublié par les siècles. Mais il gardait toujours l’aura de l’elfe qui avait ensanglanté Saylon.

C’est alors qu’il remarqua quelque chose. Derrière la statue se trouvait une faille dans le mur du fond de la cour, creusée par l’usure du temps ; elle partait de trente centimètres environ du sol, et terminait au sommet, où elle était cachée par des plantes grimpantes trop frêles pour être escaladées mais suffisamment denses pour camoufler grossièrement un endroit en particulier.

Un endroit où l’ouverture était juste assez large pour laisser passer un homme.

Teroen détourna le regard, effrayé par l’idée qu’un des sbires d’Alder ait pu le voir faire cette découverte. S’il y avait un endroit pour s’échapper de la forteresse en toute discrétion, c’était bien celui-ci. Encore une envie à laquelle il allait devoir résister.

Malgré tout et même s’il redoubla de méfiance envers Alder et tous les autres, les jours suivants  se déroulèrent sans incidence. Et puis il y eut le corps de cet élève qu’on retrouva abattu d’un carreau alors qu’il courait dans la forêt environnante ; Alder fit clamer haut et fort qu’il s’agissait d’un espion à la solde des Insoumis. Et puis il y eut aussi ce membre que l’on soupçonnait plus ouvertement d’être de leur camp pour ses idées progressistes ; et puis il y eut ces mises en gardes contre les Insoumis de plus en plus nombreuses ; et puis il y eut de plus en plus ce genre ce petites choses qui continuèrent à rendre Teroen mal à l’aise. Il faisait de moins en moins confiance à Kermon Dobhir. Après tout, les Insoumis pouvaient-ils avoir raison ? Ce n’était certainement pas ici qu’il pourrait trouver des réponses.

Ses collègues alchimistes étaient-ils seulement au courant qu’il était retenu quelque part ? Face à toutes ces questions sans réponse, Teroen ne pouvait rien faire en-dehors d’améliorer son don.

Et il l’améliora beaucoup.

« Alors ? Où est Sorö ? »

Martyn piaffait d’impatience lorsque Daen rouvrit les yeux. Il venait de contacter la jeune fille par le biais de ce foutu Kelptos. Mais le moyen qu’il employait n’avait aucune importance. Il voulait savoir où elle était. Il DEVAIT savoir où elle était. Ce qu’elle faisait, ce qui lui arrivait. C’était sa Sorö, nom d’un chien.

Les heures étaient terriblement longues dans cette auberge du nord de Wasal. Les Insoumis se rassemblaient, un à un, prêts à porter le grand coup contre Kermon Dobhir. Avant tout, il fallait s’assurer qu’aucun espion ne soit au courant.  Puis ils prépareraient les armes, ils s’entraîneraient à briser des Kelptos sur des animaux d’élevage ou des insectes. Et alors enfin, quand ils seraient prêts et au complet, et que Sorö, la plus prometteuse d’entre eux, les aurait rejoints, ils attaqueraient et récupéreraient le Kelptos-Shamma.

« Sorö va bien, finit par dire Daen. Elle s’est faite attaquer par un paysan qui devait en avoir marre des étrangers et ses chiens. Aucune blessure.

— On pourra pas en dire autant après votre bagarre, ne put-il s’empêcher de lâcher.

— Cette bagarre, Martyn, vous savez pertinemment que vous y participerez vous aussi. Premièrement, parce que vous avez une expérience militaire, et que Sorö m’a parlé de ce que vous aviez fait aux gardes du baron de Slek ; deuxièmement, parce que ce serait vraiment dommage que vous profitiez que je ne puisse plus, moi ou un de mes compagnons, vous avoir à l’œil ; et dernièrement, parce que vous feriez n’importe quoi pour récupérer votre petite Sorö.

— C’est pas ma petite Sorö, grogna-t-il.

— Appelez-la comme vous voulez. Vous n’avez pas pu vous empêcher d’attendrir votre cœur d’ours pour elle, n’est-ce pas ? Mais inutile de nous chamailler et discutons plutôt de votre rôle durant l’attaque.

— Je veux être auprès d’elle, répliqua-t-il instantanément.

— Je n’en doute pas. Néanmoins vous serez le seul à ne pas avoir d’aptitude au kelptosianisme. C’est pourquoi je propose que vous vous cachiez afin de surprendre vos ennemis, avant qu’ils ne puissent prendre conscience de votre existence. Vous ne vous imaginez pas tous les coins sombres que possède la forteresse de Kermon Dobhir.

— C’est une bonne idée, admit-il.

— Comment aimeriez-vous combattre ? Avec une épée, un poignard, une…

— Une hache, » trancha Martyn.

Daen fut un instant surpris, puis retrouva son air agaçant.

« Ma foi. Il existe des haches de combat, même si elles restent peu utilisées depuis les Guerres Vermeil. Ou vous adorez infliger des blessures, ou bien c’est votre nature de bûcheron qui se réveille. Je crois bien que c’est les deux. »

Allez fourrer votre tête dans le cul d’un hibou, faillit répondre Martyn. Et puis il se rappela que c’était dangereux de provoquer ce genre de personnes.

« J’ai combattu pour Sorö avec une hache. J’ai manié la hache durant le plus gros de ma vie. Une épée, c’est souvent plus lourd. Un poignard, ça demande un combat trop rapproché. »

En disant cela, Martyn se rendait de plus en plus compte qu’il allait de nouveau devoir se battre. Encore devoir tuer. Pour Sorö, mais aussi pour une cause qu’il ne soutenait pas. Comme pour la Guerre des Trois Nations…

« Arguments intéressants. De toute manière, l’importance est que vous nous soyez utile. Et que votre Sorö, comme vous l’appelez, reste de mon côté en vous voyant toujours en vie. »

… cette guerre où il avait perdu sa foi, cette guerre où il avait perdu son âme…

« Pour être en vie, ne vous en faites pas. Je me suis plutôt bien débrouillé jusqu’à présent. »

… cette guerre qui avait été violente des deux côtés, alors que les frontières n’avaient pour ainsi dire pas bougé, si bien que certains, comme durant les Guerres Vermeil avaient fini par remettre en question l’autorité du roi, et il en faisait partie…

« Eh bien, dans ce cas… Je vais en parler aux autres. En attendant, allez vous coucher. Une rude journée nous attend. »

… cette guerre où il avait tué, tué, tué. Où il avait fait couler du sang jusqu’à s’en noyer dedans. Il avait recommencé à tuer quand les soldats du baron avaient frappé à sa porte. Il allait devoir encore recommencer à présent.

Il se jura que ce serait la dernière fois. Qu’après il trouverait comment éviter de le faire. Il se le jura sur Sorö. Plus jamais il ne se laisserait dominer par la rage. Ni par la haine. Plus jamais.

 

*

 

Notion (Noir) : Je suis arrivé dans le continent du nord. Toujours personne qui puisse communiquer avec moi et m’éclairer. Je me rends petit à petit compte de l’horreur d’un monde dont les habitants ne connaissent pas leur Kelptos. Tous les gens sont étrangers les uns aux autres et ils ne cherchent même plus à se comprendre réellement. Que s’est-il passé pour qu’ils l’oublient ainsi ? Pour quelle raison…

Une notion. Je ressens une notion. Pour la première fois depuis des mois, j’entre en contact avec un inconnu qui me comprend. C’est une notion qui vient d’un groupe d’humains, là-bas… Les premiers que je croise à ne pas communiquer que sous forme d’ondes sonores depuis (intraduisible). Ou du moins cette femme qui m’appelle. Je m’approche. C’est trop beau pour être vrai…

Notion (femme inconnue) : Et pourtant, je peux communiquer comme toi.

Notion (Noir) : Comme moi ? Mais… Comment…

Notion (femme inconnue) : Ne cherche pas à comprendre, ce serait trop long à expliquer. Allons, montre-toi.

Notion (Noir) : Tu es bien une humaine pour vouloir me cacher des choses.

Notion (femme inconnue) : Ceux de ta race ne sont pas tout innocents non plus, même s’il est vrai que vous ne faites pas souvent la guerre. En tout cas, moins que sur ce monde-ci…

Notion (Noir) : Dis-moi au moins ton nom.

Notion (femme inconnue) : Pour toi, se sera la Conteuse. À présent, approche, que nous discutions ensemble.

Noosphère

Si l’esprit n’est pas souverain, alors les idées sont vaines.—Zun‘dir

 

« Et maintenant, leçon n°5 : l’Esprit. Par esprit, nous désignons toute faculté de pensée chez un être, quelle que soit sa planète d’origine. L’esprit est l’intelligence, la conscience, à ne pas confondre avec l’âme, dont l’existence n’a jamais été scientifiquement prouvée. Sur l’esprit, il existe deux écoles de pensées : ou il s’agit d’une simple invention pour désigner nôtre énergie vitale et nôtre manière de penser, et dans ce cas-là, tout est mécanique et dû au cerveau et aux ondes cérébrales, ou bien l’esprit est ce qui anime le cerveau, comme les poumons alimentent le cœur. La véracité de la première hypothèse est aujourd’hui remise en cause, car selon certains, il serait impossible que le cerveau soit autonome ainsi pour avoir gagné une telle capacité de réflexion… »

Zanir s’interrompit en poussant un long soupir. Les élèves de l’Académie Neuro-Cérébrale première année étaient tout juste des gamins sortis de leur collège. Tous aussi stupides les uns que les autres. Il n’y en avait pas un seul à avoir grandi dans sa tête. On aurait juré qu’ils essayaient de lâcher tout leur flot de bêtise avant que la guerre n’atteigne cette planète et ne décime tout. Qu’ils étaient niais, mon Dieu ! Et ça se disait avoir 15 ans, oui monsieur !

« Écoutez, si mon cours ne vous intéresse pas, j’peux très bien vous virer dehors ! Pas d’problème, les deux mistinguettes tout au fond ! Vous pouvez partir de cette Académie ! Mais après faudra pas s’plaindre auprès des parents « Ahhhh, le prof y m’a saqué ! ». C’était vôtre choix à vous de vous orienter dans cette filière ! Faut pas pousser non plus ! »

Dans sa plaidoirie, Zanir avait bondi comme il était coutume pour impressionner sur Kang, et manqué de se cogner au plafond avec son mètre 95. Tous les élèves se mirent à ricaner, le laissant soupirant et confus. Il finit par attraper un élève par le bras et la braqua de son regard rouge et reptilien. Elle essaya de s’enfuir, mais n’y arriva pas, muette de stupéfaction.

« Toi. Au tableau. Dis-nous ce que tu sais sur l’esprit. »

Elle alla jusqu’à l’écran holographique qui flottait derrière le pupitre designé comme dans les années 10. Là, elle prit son souffle et pria son professeur de relâcher ses ongles griffus.

« Bien. Alors…

—L’esprit est… ce qui anime le cerveau.

—Comment perçois-tu l’esprit ?

—Bah… Comme un brouillard, une sorte de fantôme qui flotterait dans nôtre cerveau… »

C’est curieux, moi aussi je l’ai toujours perçu comme ça, ajouta en pensée Zanir. Mais il la laissa finir.

« C’est… Bah… Si on avait pas d’esprit on arriverait pas à réfléchir. On serait…

—Des plantes ?

—Oui, c’est ça.

—Tu peux te rasseoir. »

L’élève ne fit pas priver.

Le cours fini, ce qui ne tarda pas, Zanir s’en alla près des machines à boissons. Il interpella sa Bille et lui demanda de lui commander un café à la anssaise. Quelques secondes plus tard, il la sirotait en présence des autres enseignants.

« Moi, les élèves, j’en peux plus, dit Yaha, une autre prof. J’ai l’impression qu’être une Grisâtre, ça les effraie tous.

—C’est curieux, mais moi, j’ai plutôt l’impression que ça leur donne envie de se foutre de moi. On a trop la réputation d’être des sanguinaires… (Il leva les yeux et contempla la voûte étoilée. Sur la station-ville Alba II, on pouvait la voir en permanence, mais ces derniers mois, elle semblait toujours différente, ou couverte de menaces, ou rassurante comme une mère veille sur son enfant malgré toutes les horreurs dans les mondes.) Et ce qui arrive ne pourra pas nous aider.

—Combien de pays Barg a-t-il pu mobiliser ? demanda Yaha.

—Une quarantaine, sur cinq planètes différentes.

—Bon sang, pourvu qu’ils ne viennent pas par ici.

—Nous ? T’inquiète. On n’est ni dans le Grand Nuage de Zun’dir, ni dans le Petit, la Voie Lactée, n’en parlons même pas, c’est pas une petite station-ville paumée en plein milieu de Laniakea qui risque de l’intéresser.

—C’est un fanatique. Quand il dit qu’il veut convertir tout le monde, il parle sérieusement.

—J’en ai bien conscience. Ce qui me réconforte, c’est qu’on est les derniers en ligne de mire. »

Il finit son café et s’en alla de la petite Académie. Puis il alla se promener dans la Grande Allée. Là, les immeubles de 500 mètres de haut, couverts de verdure ou de métaux couverts de couleurs variées, partaient du sol pour se joindre comme un seul dans l’immense toi vitré. Des arbres gigantesques à cause de la faible pesanteur se trouvaient de-ci de-là. Les véhicules étaient rares, étant donné que la station ne faisait guère que 3 kilomètres d’habitable.

Seuls des humains et des Grisâtres la peuplaient. Lors du 21e millénaire du calendrier universel, soit le 44e du calendrier terrien grégorien et le 300e chez le Grand Calendrier Madrah adopté par les Grisâtres, elle avait été lancée de façon à ce que des scientifiques puissent étudier les planètes des parsecs alentour, ainsi que le rayonnement d’étoiles trop éloignées pour les voir depuis les Nuages de Zun’dir. Depuis, elle s’était réclamée comme république autonome et vivait tranquillement dans l’espace, en orbite autour d’une géante rouge. Il marcha et se détendit, se disant que sa position au sein des Académies n’était pas si mauvaise et qu’il était versé dans bien des connaissances à seulement 105 ans.

Sa tranquillité fut interrompue par une voix dans sa tête.

« Allô, Zanir ?

—La technologie de dJeï fait une fois de plus ses preuves, pas vrai ? Bonne idée d’avoir mis cet émetteur-récepteur dans mes neurones. Même si c’est moi qui ai devine où serait le meilleur emplacement.

—Zanir. On a un gros problème. C’est au sujet de Barg ! »

 

« Voilà. C’est une hypothèse de savants humains datant du Second Éon médian. La noosphère. »

Attablés autour du bureau rond, les cinq infinistes discutaient du problème. Capital selon Gej, mais visiblement ça ne l’était pas tant que ça. Barg essayait de concrétiser une expérience pour renforcer la haine de ses soldats, mais on ne savait pas si elle fonctionnerait réellement.

« Nous l’avons retrouvée lors de fouilles archéologiques, dans un vieux livre conservé dans une capsule temporelle. Les pages tombaient en lambeaux quand nous l’avons découvert, vous vous en doutez bien, mais le pire est que les idées qu’elles contenaient sont tombées entre les mains d’espions pro-Barg. Toute l’organisation infiniste est sur le qui-vive quand nous avons appris qu’il comptait exploiter cette hypothèse.

—De quoi s’agit-il exactement ? demanda Yef, le vargund à côté de Zanir.

—Il s’agit d’une idée. Une simple ébauche. Il existerait une sphère comme l’atmosphère, un lieu métaphysique où se situerait la pensée humaine. Un artiste, un écrivain, puiserait dans la noosphère pour avoir une idée, d’où le fait qu’il s’agirait toujours des mêmes thèmes qui reviennent. Il s’agirait d’un nuage de connexion entre les pensées des autres et les nôtres, qui se serait accrue au fil du temps. Chaque planète habitée contiendrait une noosphère, donc pas forcément composée exactement de la même manière.

—C’est une idée étrange…, fit Zanir. Des sortes de… de bouts d’esprit itinérants ?

—Oui, en gros.

—Mais qu’est-ce qui intéresse Barg là-dedans ?

—Eh bien, il s’agirait de créer la noosphère la plus agressive possible. Une planète hostile favoriserait une forte tension, tant et si bien qu’une atmosphère électrique pourrait très facilement être créée. Il a expérimenté divers types de planètes telles que Seth ou encore Anubis. Des planètes habitées par des formes de vie toutes carnivores, et entièrement étrangères jusque dans leur composition, ne possédant pas d’ADN ou de substance analogue… Il a demandé aux soldats volontaires d’imaginer les pires tortures possibles. Les résultats les plus concluants ont été sur Jikog. Je ne vais pas vous montrer les crayonnés… obscènes qu’ils ont pu réaliser.

—Ils auraient créé une noosphère particulièrement dangereuse ?

—La plus dangereuse possible. D’ici trois mois, des centaines de vaisseaux militaires se poseront sur Jikog et repartiront plein de soldats haineux, ayant perdu toute notion d’humanité. La Grande Guerre spatiale sera perdue.

—Mais comment pouvons-nous faire quelque chose pour ça ?

—Nous sommes, nous cinq, Zanir, moi Gej, Yef, Tezod et Hh hhr sommes les meilleurs pilotes infinistes de l’Univers connu. Si Zanir s’est recyclé en prof de neurologie, en revanche nous sommes tous à la pointe de la forme. Les infinistes ont longuement débattu et nous avons décidé d’anéantir les bases de Barg sur Jikog avant que les nouveaux croquis de tortures ne soient envoyés au tyran.

—Mais… C’est… » Zanir tenta de protester, mais ne trouva rien à dire. Tout d’abord. Tuer des gens qui prônaient le fanatisme et la mort alors qu’eux défendaient la vie et la liberté de penser semblait impossible, incohérent, totalement… immoral. « Nous ne pouvons pas faire ça ! C’est contre les fondements pacifiques de l’infinisme ! Nous sommes avant tous des scientifiques, pas des soldats ! Les États peuvent faire ça à nôtre place. Il y a des tas d’armées dans l’Univers connu !

—Les États ont peur. Ils tentent avant tout de protéger les œcuménistes non fanatiques ! Ils feront de nobles discours pour honorer leurs morts, mais ils ne feront rien ! Zanir, de nous tous, vous êtes celui qui comprend le mieux ! Les Grisâtres ont toujours été mal vus, si Barg réussit ce plan-là, les xénophobes les persécuteront, encore et toujours plus ! Et moi et Yef, les Vargunds, sommes également menacés par l’extrême-droite. Imaginez un instant que les Verts prennent le pouvoir.

—Ça n’arrivera pas, dit Hh hhr dans son langage qui ressemblait plus à un halètement guttural qu’une vraie façon de communiquer. Les pronostics sont formels sur tous les pays. Sur aucune planète ils n’ont de chance de gagner.

—Nous nous écartons de la conversation ! s’écria Zanir, n’y tenant plus. Je me prononce contre un bombardement des bases militaires sur Jikog !

—Contre ? Vraiment ? Et les torturés, et les suppliciés ? Qui leur épargnera ne serait-ce qu’une partie de ce qu’ils subiront ? Si nous n’agissons pas pour eux, qui le fera à nôtre place ? Tous les agents infinistes comptent sur nous. Nous nous devons d’enrayer cette guerre le plus possible avant qu’elle n’éclate, et croyez-moi, les bombarder sera plus humain que tout ce qu’ils pourront nous faire subir.

—Je refuse encore, dit Zanir. Ce concept de noosphère reste abstrait, juste une hypothèse, pas même une théorie. Ce que les soldats ont imaginé, ils auraient pu y penser n’importe quand !

—Je crois que si vous refusez, c’est surtout parce que vous n’êtes pas encore concerné par la guerre, fit Gej d’un ton plus sombre et injurieux. Parce que vous vous trouvez dans les tréfonds de Laniakea, à l’aise dans vôtre petit pays artificiel en orbite autour d’une étoile paisible. Mais le jour où ça arrivera, vous regretterez de ne pas m’avoir écouté.

—Je ne crois pas en la violence, fit simplement Zanir. Elle ne nous fera que sombrer un peu plus dans la guerre.

—Si vous partez de ce raisonnement, vous déposez d’ores et déjà les armes devant l’ennemi. Moi, je ne crois pas en la violence, je crois en la stabilité. Et si nous avons pu être stables à peu près durant un temps avoisinant les 100 000 ans, malgré l’arrivée de nouveaux races extraterrestres, malgré les guerres qui ont pu éclater, c’est parce que nous avons dû faire des sacrifices. Des sacrifices UTILES. Je crois en la paix, et la paix passe par l’union. Or, ce qu’apporte Barg, c’est le chaos et la désunion. Je crois en la possibilité qu’un maximum de personnes soient heureuses, et continuer les combats passent par là.

—Merveilleux. Vous devriez faire politicien.

—Vous voyez très bien ce que je veux dire. Si nous ne nous battons pas pour ce que nous aimons, jamais nous ne remporterons de victoire. Il est tant de faire un choix face aux fanatiques, de trouver le moyen de les mettre définitivement hors d’état de nuire plutôt que de les laisser continuer les massacres plus longtemps. Et si bous voulez savoir ma position politique, je ne crois pas plus aux fanatiques qu’à l’hypocrisie des systèmes dans lesquels nous vivons. La civilisation parfaite à laquelle aspire l’infinisme et bien loin, et laisser Barg nous manipuler à sa guise ne fera que nous éloigner !

—Non, je refuse de me joindre aux combats ! Si nous nous battons contre les terroristes, nous deviendrons comme eux !

—Vraiment ? Il faut savoir pour quoi nous nous battons. Si nous nous battons pour la république et les valeurs de nôtre pays, oui, nous ne valons pas mieux qu’eux. Si nous nous battons pour nous, pour l’humanité, pour tenter de donner un monde non pas parfait mais légèrement plus juste, dans l’espoir d’arranger un peu les choses, alors nous sommes bons dans le combat.

—C’est pour un monde meilleur que l’on a créé l’Œcuménisme Final, rappela sombrement Zanir. Dans le but de mettre fin aux guerres des religions. »

Et sur ce, il quitta la pièce, ivre de colère contre Gej.

 

Zanir se promenait dans l’allée de Alba II.

Il commençait à se demander si Gej n’avait pas raison. Après tout, ils étaient tous ennemis de Barg, et avec ou sans lui, ses collègues avaient très bien pu bombarder les bases de Jikog. C’était vrai bien sûr, que les gens devenaient de plus en plus xénophobes, particulièrement chez les humains, mais était-ce une raison suffisante pour combattre la violence par la violence ?

Il croisa à ce moment Yaha. Sourire aux lèvres, la Grisâtre l’accosta, ses yeux jaunes brillant d’une lueur qu’il ne connaissait que trop bien.

« Ah, Zanir. Est-ce que tu as déjà entendu parler de la noosphère ?

—La noosphère ? fit-il amèrement, sans citer ses sources, se disant qu’elle devait être au courant de l’affaire par quelque gouvernement allié. Oui, j’en ai entendu parler. Les noosphères les plus nocives se sont développées sur Jikog, par l’impulsion de Barg afin de déshumaniser ses troupes.

—Jikog ? Pas du tout ! C’est là que ce sont développées les meilleures, les plus pacifiques !

—Quoi ? Mais… Que peut-il y avoir sur ce caillou sale et couvert de lacs d’acide ?

—C’est… assez spécial à raconter. Tu sais que même si elle est très riche en azote et en soufre, l’atmosphère est respirable durant quelques heures. Alors les scientifiques, pour économiser leurs bonbonnes de dioxygène, ont découvert que l’air véhiculait une sorte de molécule euphorisante, proche de l’ocytocine. On l’a essayée dans des vaporisateurs in sur Ter et sur Qosthù, c’est une chose incroyable ! Relaxante, enivrante… La noosphère en est modifiée !

—Une molécule… Mais enfin… »

Zain réfléchit un instant. Si Jikog générait des noosphères euphorisantes, alors dans ce cas-là… Pourquoi Barg y aurait-il envoyé ses troupes ? Sans doute qu’il n’était pas au courant, mais dans ce cas, il avait dû s’en rendre compte. Gej avait donc menti. Il s’agissait de toute évidence d’un militariste tentant de corrompre les infinistes en engageant des pays supplémentaires dans la guerre,  en faisant en sorte qu’ils finissent par avoir une déclaration de guerre eux aussi, et en les incitant à la violence. Ah, ses discours de paix, ils étaient bien beaux ! Mais il ne valait pas mieux que son adversaire, se rendit compte Zanir. Il avait bien fait de ne pas s’impliquer dans le combat.

« Merci, Yaha. Tu viens de m’ôter un gros doute. »

Et il la quitta sans lui laisser le temps de comprendre.

 

Yaha, elle, alla dans son appartement et demanda à sa bille de lui envoyer le général Verk. L’hologramme se projeta dans sa pièce, montrant un humain balafré, des cheveux de jais coupés au millimètre près sur un visage carré taillé à la serpe.

« Il a gobé l’affaire, général. Je me charge de dissuader les autres ?

—Ce sera inutile, Yaha. Je m’en charge moi-même. Mais vous au moins, Yaha, vous pouvez me comprendre…

—Oh, ne me prenez pas aux sentiments. Les humains et Grisâtres ne sont pas faits pour s’aimer, c’est écrit dans l’Œcuménisme Final. Impossibilité de se reproduire, donc refus des dieux.

—Yaha. Je mens autant à Zanir qu’à Darg. Ces crayonnés de torture, je les ai créés à partir de livres d’image humains du Second Éon durant une période appelée Moyen Âge. Les soldats ne sont jamais allés sur Jikog, je les ai fait assassiner dans l’espace. Je suis du côté de Barg pour tenter d’imposer définitivement la fusion de toutes les religions en une seule. Pour qu’il y ait moins de guerres à l’avenir. J’ai menti pour protéger les suppliciés de demain, car je savais que les noosphères développées sur Jikog auraient été bien pires encore.

—Vous me dégoûtez, général ! J’en parlerais à Barg et…

—Croyez-vous qu’il vous croira ? Yaha, vous n’êtes qu’un jouet pour moi, un pantin avec lequel je rêve de vivre en couple. Finalement, c’est bien Gej qui a gagné la partie.

 

Le Moine Rouge, 15 octobre 2016, à 20 : 02

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